Blank Generation 3.0 (et chansons d’amour)

Etat des lieux


J’ai plusieurs fois déploré la disparition des chansons d’amour sur Still in Rock. C’était l’un de mes sujets de discussion avec Paul Collins, ancien leader des Beats et Nerves :


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Thibault : En parlant des années 90, les groupes de cette époque étaient très ironiques… Pour eux, tout était sans intérêt, même l’amour. Ils ont tué les chansons d’amour. Je ne trouve pas trace de groupe écrivant de bonnes chansons d’amour à présent, comme les groupes de power pop pouvaient le faire à l’époque.


Paul : C’est marrant, je n’ai jamais entendu quelqu’un en parler de la sorte, mais c’est vrai ! Tu sais, la plupart des gens regardent ce qu’ils font et essaient de déterminer leur place dans le monde. La power pop est très difficile à créer… C’est précisément que j’aime à propos de cette musique. Je ne me considère pas comme un musicien de power pop, je me considère plus comme un musicien rock. Mais si les gens appellent ce que je fais de la power pop, pas de problème. De toute manière, j’aime l’aspect positif de la power pop. On parle des filles, de voyages et de travail. Ça parle de comment obtenir la fille, du fait de la perdre, lorsque la fille te quitte ou que tu la quittes… Ca représente 80% de la musique, le reste, ce sont des artistes politiques comme Bob Dylan par exemple. Et puis, tu as la musique “dangereuse”, comme le rap et le punk. Je n’ai jamais rien produit de dangereux. J’essayais simplement de trouver ma place, ce pourquoi j’ai écrit “I Don’t Fit In”.






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Force est de constater que la décennie 90s, que je tiens pourtant comme étant la meilleure de l’histoire (voir son panorama), est bel et bien devenu le pilier de la musique actuelle. L’ironie l’a emporté sur le reste, et finalement, les hipsters n’en sont qu’une manifestation de plus. Plus personne fait de power pop (ou presque), plus personne dans les milieux underground n’osent délivrer un message personnel sans l’empreindre de figures de style, et finalement, on se retrouve à célébrer la véracité d’un propos musical à travers des films comme Inside Llewyn Davis, parce que dans la vraie vie, cela n’existe plus.

Tout cela n’est pas très grave. Je préfère avoir une scène 20s inspirée par les années 90s, qu’une scène qui lorgne encore les années 60s. On a tué les pères fondateurs, et c’est excellent. Seulement, on a tué l’amour au passage, et ça, c’est quand même un p’tit peu con.



Quelques chiffres

Si ma chronique hedomadaire du vendredi est rapidement en train de devenir un refuge conspirationiste (pas grave, ça m’fait marrer), j’ai cette fois-ci quelques chiffres pour étayer mes propos.
Dans un article académique intitulé Musical trends and predictability of success in contemporary songs in and out of the top charts (2018), les auteurs relèvent que les chansons sont de moins en moins heureuses, aussi, que le rock disparait. La power pop, au centre de ces deux tendances, est donc une espèce en voie de disparition, si ce n’est déjà un espèce déjà morte. Cela confirme une étude précédente datée de 2012. Voyez plutôt :



Une étude plus récente encore, datée de février 2020, relève une corrélation tout à fait intéressante entre la disparition des chansons d’amour, d’un côté, et l’explosion du nombre de chansons haineuses, de l’autre :

Parce que de telles études statistiques ne parlent jamais d’elles-même, je m’en vais les commenter dans troisième temps de cet article, sobrement intitulé :


Troisième temps de cet article

Pourquoi, donc, la disparition des chansons d’amour ? Plusieurs théories semblent d’avoir être considérées. La première tient au fait que le nombre de chansons de rap (la chanson “dangereuse”, comme l’appelle Paul Collins), est en constante augmentation, et que celle-ci véhicule un message généralement plus pessimiste que la chanson pop. Force est de constater que produire une chanson d’amour n’est plus véritablement à la mode dans le genre depuis la disparition de LL Cool J. Kendrick Lamar l’a emporté. La deuxième tient à une préférence des auditeurs qui interagissent désormais dans la société du “partage”, ou plutôt, dans la société du “like”. Ces derniers sont devenus honteux à l’idée d’aimer une chanson un peu niaise, un truc sincère, et amoureux. L’être humain est ainsi fait qu’il doit protéger sa tribu en envoyant des signaux de force physique et mentale, dès lors, l’exposition de ses préférences sur les réseaux sociaux conduit nécessairement à une modification de ces dernières.


La dernière théorie, qui emporte ma préférence, est celle d’un changement dans la distribution de la musique. Depuis 2015, la croissance globale de l’industrie musicale a connu des hausses annuelles de de +3.2%, +5%, +10.8 et +9.7% pour la seule année 2018. Des niveaux records sont atteints, ce qui pose la question d’une blank generation 3.0.


La première blank generartion, c’est celle sur laquel Richard Hell écrivait, celles des premiers “artistes à remplir” que les publicitaires ont utilisé pour vendre un produit, un idéal. Et puis, il y a eu la blank generation 2.0, dans les années 1990s, époque MTV, le jour où l’image l’a emporté sur tout le reste, le jour où les clips ont commencé à buté la musique populaire. La blank generation 3.0, c’est désormais celle des “artistes” vides qui, depuis les années 2010s, sont au croché des réseaux sociaux. Parce qu’ils dépendent de leur “following”, ils doivent afficher une identité, un message, or, rien ne fédère mieux ces temps-ci que l’idignation. Il faut s’indigner de tout, tout le temps, en toute circonstance. Ne plus tolérer. Exclure. Les réseaux renforcent les phénomènes de bulles, chacun se croit de plus en plus légitime dans sa pensée, parce que chacun observe l’activité de ses amis, minunte après minute. Résultat : la société se polarise, et les artistes doivent ainsi fédérer en choissisant un camp. Pendant ce temps là, les chansons d’amour sont laissés à l’abandon, elles sont trop universelles pour permettre une identité sociale.


Des chansons d’amour : une playlist

Mon constat est pessimiste, je crois. Pour me faire pardonner, je vous ai concoté une petite playlist de l’amour. Si l’on ne définira pas notre identité (réseaux) sociale avec cette dernière, j’espère qu’elle aura au moins le mérite de nous rappeler à une époque pre-ironie, i.e., une époque où tout n’était pas visible et statement. Cheers.

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