Album Review : Deerhunter
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FRENCH version
(english below)
Deerhunter est l’un des artistes les plus encensés de l’histoire de Still in Rock (article). Il est, par ailleurs, l’un des trois seuls artistes post-2010 à avoir intégré mon classement des 20 meilleurs albums de l’histoire (lien), autant dire, un pionnier auquel je touche avec délicatesse.
Lorsque Deerhunter a annoncé la parution de son nouvel album, Fading Frontier, un mélange de crainte et d’excitation m’a immédiatement envahi. Lui seul est capable d’albums pop formidablement alambiqués, des diamants polis pendant de longues heures dans le but de créer de véritables armes tranchantes, fines lames d’une musique expérimentale toujours poétique. Dans le même temps, son label, 4AD, annonçait “the band’s most complex yet accessible work to date“. Avais-je envie d’un Deerhunter “accessible”, d’un Deerhunter décoloré, de 90% de Bradford ? Certainement pas. Et ce n’est pas ce que j’ai eu.
Ce nouvel album du groupe n’est pas la copie de ses précédents. Il est parfois plus lumineux, parfois plus (dream) pop (quoi que “Revival” et “Memory Boy“, sur l’album Halcyon Digest était déjà très pop, c’était il y a 5 ans), mais il conserve toutefois la touche Deerhunter. Je voudrai ici revenir un instant sur ce qui a toujours fait – et fait – la beauté de sa musique : sa sensibilité. Cette sensibilité était celle de Johnny Thunders (article), celle des anges déchus, celle des clochards célestes. On la perçoit immédiatement. Certains ont écrit que cet album en manque, qu’il est trop enjoué et trop léger, en somme, pas assez “Deerhunter”. Cela pose en réalité une question sur notre rapport à l’autre. Nous voulons les artistes être égoïstes et géniaux, mais jusqu’où peut-on aller ? Peut-on exiger la détresse des autres pour notre simple plaisir ? Deerhunter n’a ici rien perdu de sa sensibilité, seulement, il l’exprime différemment, à travers une pop qui est plus dreamy, plus spectrale. Il serait, je crois, malvenu de le regretter.
Heureusement, Deerhunter enchaîne avec “Breaker“, un morceau de pop plus rieur. Si l’écoute du refrain est irrésistible, notons à l’inverse que les paroles ne sont pas des plus gaies. Il y a là un de ces paradoxes qui sont chers à Bradford Cox, nous retrouvons ce que nous prêchions sur le dernier album de Mac DeMarco (article), cette capacité à déconnecter le message de la forme artistique qui l’exprime.
“Duplex Planet” est lui aussi une nouveauté dans la sphère Deerhunter. Le rythme est y rapide mais on retrouve son attirance vers les sons noisy lorsque le refrain vient saturer sa voix. C’est à la fois Lynchien et exotique sur fond d’orchestration dream pop. “Take Care” nous ramène à des sonorités très bulleuses, une douce chaleur envahit nos tympans et on se laisse porter en plein vers l’univers de Twin Peaks. Seulement, le refrain est un poil en deçà, peut être est-il trop travaillé, trop poli. Seulement, Fading Frontier n’a encore rien dévoilé de ces plus beaux instants.
Son successeur, “Leather and Wood“, est un excellent titre, plus proche du son d’Atlas Sound, très noir. On y trouve le Deerhunter expérimental que l’on aime. La diction de Bradford a toujours été quelque chose de fort. Il nous crache les mots au visage, nous empressant de trouver un moyen d’élucider leur signification. Ce titre, le plus calme de tout l’album, se trouve ainsi être l’un des plus violents. “I believe we can fly, I believe anything is real.“
Au final, Fading Frontier est moins constant que ne l’était Monomania, mais ses plus belles envolées sont du même niveau. Et cela s’explique assez logiquement. Deerhunter fait partie de ces artistes qui ont une méthode. Cette méthode, c’est celle de la construction de ces morceaux, de la façon d’exprimer ses doutes avec constance, l’utilisation de sonorités dissonnantes, de sons noisy, de ces ascenseurs émotionnels quasi bipolaires…
La méthode est souvent dénigrée des milieux artistiques, on s’imagine facilement le poète maudit qui écrirait au simple fil de ses inspirations, sans objectif particulier, sans façon de procéder qui soit fixe. Pourtant, des artistes comme Deerhunter prouvent à quel point la constance dans l’expression d’un message artistique doit être encensée.
Cela illustre l’une des différences majeures entre romantisme et classicisme. Le premier est constitué de ces artistes et intellectuels capables de trouver la beauté dans la moindre chose. Ils sont bohèmes, sans trop de méthodes, inconstants et le plus souvent dans l’incapacité d’exprimer leur for intérieur. Le classicisme fait référence à ces artistes et intellectuels plus méthodiques, ceux capables des plus grandes oeuvres, parce qu’emprunts d’une volonté de marquer, d’un acharnement qui tourne à l’obsessionnel.
Hermann Hesse défend que seuls les seconds sont capables de chef d’oeuvres tandis que les premiers sont voués à rester enfermés dans leur vision particulière du monde. C’est une pensée à contre-courant de celle généralement défendue au 21ème qui voudrait que le romantisme soit le mouvement suprême. Le fait est qu’une méthode se dégage des oeuvres d’art de Bradford Cox qui participent de former l’une des plus grandes discographies des années 2010′. Fading Frontier laisse transparaitre une nouvelle parcelle de cet esprit plus hermétique que les autres, mais aussi plus discursif qu’on ne le dit.
(mp3) Deerhunter – Carrion
(mp3) Deerhunter – Leather and Wood
Liens afférents :
Deerhunter en 5 morceaux
Album Review de l’album Monomania
ENGLISH version
(french below)
When Deerhunter announced the release of his new album, Fading Frontier, a feeling of fear and excitement struck me. Him alone can create such complex pop albums, delivering some real diamonds polished as sharp weapons, a poetic experimental music. Meanwhile, his label, 4AD, announced “the band’s most complex yet accessible work to date“. Do I wanted an “accessible” Deerhunter, a discolored version of himself, 90% of Bradford? Certainly not. And that is not what I had.
This new album is sometimes brighter than previous ones, sometimes more (dream) pop (even though “Revival” and “Memory Boy“, featured on Halcyon Digest, were pop, and it was 5 years ago…), but it features Deerhunter’s key elements. I need first to recall what creates the beauty of his music: his sensibility. This sensibility was the one of Johnny Thunders (article), the one of the fallen angels, of the celestial tramps. Some wrote that Fading Frontier lacks of this sensibility, that it is too cheerful and too light, in short, not “Deerhunter” enough. It actually questions us with our relationship with others. We want artists to be selfish, but how far can we go? Can we wish the distress of others for our own sake? Deerhunter has lost none of it, he simply expresses it differently, through a pop music that is more spectral.
Then again, this new Deerhunter’s LP is a marvel of ingenuity. The work on each track is massive, which translate some of the complexity of the psychic. I already preached the esoteric aspect of Deerhunter’s music when he released Monomania, an album which made us “feel the humidity of the storm during a day of sunlight“. The same complexity is maintained with Fading Frontier, contrary to what has been written here or there. We recall the poetry of Faulkner, a world where the feeling is king, and finally, Deerhunter delivers a major new piece of art.
“All the Same” could be a track from Monomania, sort of the little brother of “Pensacola“. Therefore, when I read about how much Deerhunter went away from the sound of his previous LP, I wonder… “Living My Life” is less convincing. While it is true that the verse is unstoppable, the pseudo-analogical-electronic aspect of this tune is rather unpleasant.
Fortunately, Deerhunter continues with “Breaker“, a laughing piece of pop music. The chorus is irresistible while the lyrics are not so cheerful. There is one of those paradoxes that Bradford Cox cherishes. We find, as for Mac DeMarco, this ability to disconnect the message from the art form that expresses it.
“Duplex Planet” is a novelty in the discography of Deerhunter. The pace is fast and it found a noisy aspect with the saturated voice on the chorus. It is both exotic and Lynchian. “Take Care” brings us back to very bullous tones which connect us to the world of Twin Peaks, even though it is maybe too polished. But so far, Fading Frontier hasn’t unveiled his most beautiful moments.
His successor, “Leather and Wood” is a great track, closer to Atlas Sound, dark and tormented. The diction of Bradford has always been something strong. He spits the words to us and we are rushing to find a way to clarify their meaning. As such, even though “Leather and Wood” is one of the quietest songs of the entire album, it is also one of the most violent. “I believe we can fly, I believe anything is real”.
“Snakeskin“, the first single of the album, has lost none of its superb. The pop strength of this title is undeniable. “Ad Astra” is also meant to more dreamy. If you generally like Bradford Cox with more enthusiasm, wait for the drum sound. Deerhunter puts his face in full light.
The comes “Carrion“. It is, in my opinion, the best track ever written by Deerhunter. Yes, this is quite a statement, but this song perfectly brings together the four elements: air, fire, earth and water. The air with the beautiful surge of each chorus, the fire with the power of Deerhunter’s voice, the water with the constant marine background and the earth with the lyrics. “Please, please, leave” resonates as the end point of a new adventure, another night walk in this martyred soul. The entire humanity of Bradford is revealed through this kind of song. We are moved to hear all of his anger, this mixture of love and hate. The confusion of the feelings is encapsulated by few angels. Here is one, named Bradford Cox.
The fact of having a “method” is often denigrated in artistic circles, we prefer imagining a lonely poet who would write by following his inspirations, with no particular goal. Artists like Deerhunter show why consistency in the expression of an artistic message is to be praised.
This illustrates one of the major differences between romanticism and classicism. The first encompasses those artists and intellectuals who can find the beauty in every smallest things. They are bohemians without methods, inconsistent and often unable to express their true hearts. Classicism refers to methodical artists and intellectuals capable of the greatest works, obsessive workers with the objective of leaving a mark.
Hermann Hesse argued that only the latter are capable of creating masterpieces while the former are doomed to remain locked in their particular world view. This is a thought against the grain of what is usually said nowadays where romanticism is seen as the supreme movement. The fact is that a clear method emerges from Bradford Cox’s work, forming one of the best discographies of the 2010s’. Fading Frontier shows us a new parcel of a mind who is more airtight than most others, but also more discursive than it seems.
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