King Gizzard & The Lizard Wizard, acte 3.
Lorsque King Gizzard a annoncé sa volonté de faire paraître 5 albums durant l’année 2017, nous savions que l’un d’entre eux serait jazzy. Sketches Of Brunswick East est l’heureux élu. Parce que je consacre une partie de mes journées à l’écoute de Sun Ra et autre Mingus, j’étais impatient de savoir ce qu’il allait en retourner. Et je l’étais d’autant plus que j’avais pris le dernier album de King Gizzard – Murder – comme prétexte à de nouveaux développements sur l’expérimentalisme. Le jazz a rapidement cette connotation très avant-gardiste, vers l’inconnu et le cool de l’impro’. Il faut donc faire garde à ne pas s’y laisser prendre et, sous prétexte de produire un album jazzy, ne pas aller fouiller au fond de la matière.
Pour l’aider dans cette tâche difficile, King Gizzard s’est offert les services de Mild High Club, un choix qui pourrait bien avoir porté l’estocade à ce beau projet. J’avais pris le pari que Mild High Club ferait
rapidement parler de lui parce que sa pop baroque est belle et trop mature pour rester dans l’ombre. Seulement, était-ce judicieux de l’intégrer à “l’album jazz” ? Rien n’est moins sur.
King Gizzard est à son meilleur lorsqu’il délaisse un peu ses structures habituelles pour laisser place à un seul instrument, ce qu’il fait trop peu sur cet album. Peut-être est-ce la limite d’un groupe avec tant de musiciens talentueux. Chacun veut son instant et ses belles partitions. Mais King Gizzard n’est pas un groupe de jazz, il n’a donc pas la culture des longs solos pour chacun, à tour de rôle. King Gizzard vient de la scène psychédélique, celle dans laquelle les sonorités fourmillent et qui joue sur le brouhaha. C’est la limite de cet album. King Gizzard n’est pas parvenu à adopter le spirit d’un jazz-band et je crois que l’album eut été meilleur avec de longues phases de batterie, des solos de guitare dociles et des lignes de basse qui éclipsent absolument tout le reste. Mais il parvient toutefois à intégrer un peu de cet univers fantastique du MHC. Le résultat vaut donc le détour.
Sketches Of Brunswick East s’écoute comme on lit Proust : avec une nonchalance que l’on veut magnifier parce que l’on sait le génie de son auteur. Le fait est que quelques-uns des morceaux de cet album sont… génériques… au sens King Gizzardien du terme. Aucun autre groupe ne s’en approche, ni de près ni de loin, et c’est déjà immense. Seulement voilà, s’il faut le répéter à chaque sortie, il ne faut pas s’en contenter.
“
Sketches Of Brunswick East I” annonce le thème et l’on comprend d’entrée que
Sketches Of Brunswick East sera un album-concept. “
Countdown“, avec ses voix sur plusieurs pistes, tente d’injecter un peu de mystiques dans cet album. King Gizzard vise le free jazz du Dieu du Soleil aka Sun Ra, ou des phases envoutantes de Pharoah Sanders. Et puis, la boucle qui arrive à la 3ème minute rappelle
Herbie Hancock. “
D-Day” joue sur ses nombreuses variations et vient nous dire que King Gizzard est toujours dans son univers oriental. On sent poindre un peu de l’enchantement que veut Mild High Club, mais c’est encore trop peu exploité.
“
Tezeta“, sous ses aspects détachés du reste de la discographie de King Gizzard, reprend beaucoup de ses codes : un mot répété à l’envi, deux rythmes qui alternent et la volonté très mécanique qui nous avait fait penser à du
kautrock. Et puis, Stu McEnzie fait enfin les sons de vélociraptors qu’on lui soupçonné depuis longtemps. “
Cranes, Planes, Migraines” – un hommage caché à
Planes, Trains & Automobiles ? – fait office de transition musclée, l’envoutement prend forme.
“
The Spider And Me“, avec son aspect twee décontracté, nous rappelle le très bon
Paper Mâché et vient alors “
Sketches Of Brunswick East II” qui ne pourrait mieux porter son nom. Le titre ressemble à une ébauche, la phase instru’ est encore un peu plate. L’univers fantasmé d’Alice Coltrane – album
Journey In Satchidananda – n’est pas tout à fait là, mais King Gizzard s’en rapproche dangereusement, objectif hypnotique.
Sketches Of Brunswick East est enfin magnifié par “
Dusk To Dawn On Lygon St“, une véritable balade que l’on aborde un peu comme un album de Murals –
Violet City Lantern. L’enregistrement est absolument parfait, le son de la guitare est d’une rare clarté, King Gizzard parvient finalement à signer son manifeste nébuleux.
Critique de l’album Murder Of The Universe
Et il se passe quelque chose de mystique sur “The Book“, comme dans ces films où un vieux livre de magie un peu poussiéreux est finalement sorti de son coffre. On entre enfin dans le cabinet des curiosités que King Gizzard semble nous promettre depuis l’introduction, ses inspirations jazz sont parfaitement mêlées à l’occultisme de Mild High Club pour un résultat inédit. Nous ne sommes plus vraiment dans le jazz des premiers accords, King Gizzard se raccroche à une pop psychédélique de très haut vol. La voix de Murder of the Universe revient à demi-mesure lorsque le mot “die” est prononcé, une véritable science du détail qu’il faut saluer. “A Journey To (S)Hell” confirme la volonté d’accélérer afin de renouer avec le passé.
“Rolling Stoned” repart dans une phase obsessionnelle. Une fois encore, King Gizzard aurait pu oser quelque chose de plus radical, mais on se dit que son méli-mélo bedroom-jazzy est tout de même bien réussi. “You Can Be Your Silhouette” reprend la route d’une musique d’ascenseur, ce qui fait la singularité – et la charme – de cet album avant que “Sketches Of Brunswick East III” ne viennent clore le tout. Le The Jazz Composer’s Orchestra s’éloigne définitivement.
Au final, on se dit que, comme pour Flying Microtonal Banana, King Gizzard & The Lizard Wizard aurait pu aller encore plus loin. Peut-être l’album aurait-il nécessité deux mois de méditation supplémentaires ? King Gizzard n’est certes pas un groupe de jazz, il n’entend pas en devenir un et c’est très bien ainsi, il est trop bon dans ce qu’il fait pour que l’on puisse le vouloir ailleurs, mais quitte à amorcer un genre, autant être jusqu’au-boutiste.
Au risque de me
répéter, il me semble que penser le groupe comme une entité collective est une erreur. Et c’est probablement ce qu’à fait King Gizzard. Les membres du groupe n’ont pas toujours leur place à chaque instant, un
leader doit guider ce dernier pour ne pas qu’il s’encombre des bons sentiments qui poussent chacun des musiciens à jouer une part égale. Un groupe qui se perçoit comme un collectif où chacun a sa part de mérite est un groupe qui tend vers l’uniformisation : le batteur voudra jouer sur chaque boucle, le guitariste voudra ses riffs permanents, le bassiste réclamera des lignes permanentes… Et pourtant, l’écoute des meilleurs albums révèle souvent un
leader qui a imposé sa marque, qui a sacrifié certains éléments au bénéfice du bien commun. Le
maestro doit faire que tous les instruments ne sont pas toujours délivrés avec la même insistance, et c’est d’autant plus vrai avec un album qui veut tendre vers le jazz.
Alors, je ne voudrais pas remettre la faute sur Mild High Club, parce que King Gizzard a choisi de faire ce projet avec eux et parce que mêler sonorités jazz et bedroom pop un peu baroque/féérique est ce qui fait de cet LP un très bon album. Mais le fait que mettre plus de 10 musiciens dans le même studio conduit logiquement à un produit conforme. Comment imaginer qu’un musicien puisse sortir du lot et dire aux autres : “donnez-moi les 2 minutes qui suivent“. Si un avait osé le faire, ou si un autre l’avait imposé, je persiste à croire que Sketches Of Brunswick East serait encore meilleur.
(mp3) King Gizzard & The Lizard Wizard – Countdown
(mp3) King Gizzard & The Lizard Wizard – The Book
Tracklist : Sketches Of Brunswick East (LP, Flightless Records, 2017)
1. Sketches Of Brunswick East I
2. Countdown
3. D-Day
4. Tezeta
5. Cranes, Planes, Migraines
6. The Spider And Me
7. Sketches Of Brunswick East II
8. Dusk To Dawn On Lygon St
9. The Book
10. A Journey To (S)Hell
11. Rolling Stoned
12. You Can Be Your Silhouette
13. Sketches Of Brunswick East III
Liens :
Article sur l’album Murder of the Universe (mai 2017)
Lien vers TOUS les articles Still in Rock sur King Gizzard
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