Navy Gangs, c’est un groupe originaire de Brooklyn (ça faisait longtemps) qui est d’une rare sensibilité. Formé en 2015, il avait fait paraître un premier EP l’année suivante et voilà qu’il sort enfin son premier LP, Poach (via Modern Sky USA). Son EP avait attiré mon attention, j’avais Navy Gangs à l’oeil, sans trop savoir à quoi m’attendre. A me balader sur la page Facebook du groupe, j’avais peur qu’il n’essaie trop d’être cool, qu’il surjoue son “côté Brooklyn” relax pour cacher ses inimitiés. Mais Poach échappe à cet écueil, il est rarement surjoué, et surtout, il fait état d’un drôle de spleen qui touchera assurément les quelques nostalgiques de passage.   


Navy Gangs ne joue pas dans la cour des groupes qui vendent l’image de l’immaturité. Navy Gangs ne joue pas non plus à l’adolescent qui souffre de son passage à l’âge adulte. C’est généralement la sauce que l’on nous sert avec la musique pleine de spleen, mais Navy Gangs est fait d’une autre intention. Au fil des morceaux, le groupe aborde des problématiques très adultes, sans jamais perdre le contrôle. Surement est-ce la pudeur d’une trentaine approchante qui fait son effet. Sa retenue ne fait jamais que renforcer la puissance du message dégagé. Elle fait de Poach est un excellent album.

I Alone” est d’emblée très nineties. Ses guitares lancinantes et la production y sont pour beaucoup. Je me demande parfois s’il fait sens qu’il ouvre cet album. N’est-il pas trop tangible ? Navy Gangs est particulièrement bon lorsqu’il sème le doute, que sa musique devient vaporeuse et que la guitare semble flotter au-dessus des autres instruments. Ce premier titre est très (trop) ancré. “Dark Days” montre des intentions opposées. Navy Gangs joue plusieurs fois avec les variations de ses morceaux, celui-ci est le premier à le faire. Et “Elf City Music” de nous faire enfin entrer dans la matière de cet album. Navy Gangs ne chigne jamais, et pourtant, on semble entendre sa désolation augmenter au fil des secondes.

Project 26” pose enfin des mots sur la sensation dégagée. Toujours avec ce même son nineties (Duster qui rencontre Silver Jews), Navy Gangs questionne la luminosité de la pop qu’il distille depuis 8 minutes déjà. Et “Vampire” de venir nous clouer au pilori. Bande-son non officielle de Only Lovers Left Alive, il magnifie le duo qui semble avoir sombré dans l’apathie des jours de grisaille. Et Navy Gangs d’utiliser son trick du morceau coupé en deux. Quant à “Set Alarm“, il voudrait bien nous redonner du baume au coeur, mais l’aspect jovial de la pop semble contrebalancé par une guitare amère ainsi que par l’absence de structure. Le groupe n’a jamais été aussi proche de Portastatic. Rappelez-vous du son de “Polaroid“. Je fais le même constat sur “Wide Awake“, ce qui n’empêche pas la brillance de la seconde partie.

Awkward Exchange” attaque la face B sur un nouveau morceau charnu qui reflète l’introduction de la face A. Navy Gangs y est très imposant, ne laissant que peu d’espace à la réflexion lorsque sa musique prend tout l’espace disponible. Cette relation spatio-temporelle est constamment rappelée à nous à l’écoute de Poach. La nostalgie ambiante inscrit cet album dans un passé permanent, tandis que le groupe oscille entre forte présence et titres plus nébuleux. “Just Kidding Not” tend volontiers vers des sonorités jangle pop qui ne cachent en rien les paroles hargneuses. Une fois encore, le titre est corpulent, ce qui renforce le contraste avec “True Defensive“. Cette alternance est parfaitement maitrisée par Navy Gangs. La seconde moitié rappelle l’excellent Erectus Monotone.

91 Days” joue le rôle de l’interlude (hello Yo La Tengo) avant que le nineties ne revienne à grands pas sur “Carrot Tops“. Cette décennie a produit les meilleurs groupes discordants de l’histoire, ce que Navy Gangs reprend à son compte sans oublier la noirceur du tableau qu’il peint depuis les premières secondes. “Diorama” – plus noisy – ne démérite pas, mais vient rapidement le dernier morceau qui est le véritable déclencheur de cet article.

Rarement un titre n’a été aussi spleenétique que “Housekeeping“. J’y vois un mec qui s’est fait larguer par sa copine, ou qui a dû partir à l’autre bout du pays. Il revient deux ans plus tard dans l’appartement où ils habitaient. Elle a changé le lieu. Il lui dit qu’il aime bien. La nostalgie habite ses yeux. Ce titre, c’est un peu la description de La Bruyère (Caractères, 1688) : “Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l’escalier, parcourt l’antichambre, la chambre, le cabinet, tout lui est familier, rien ne lui est nouveau, il s’assit, il se repose, il est chez soi ; le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s’asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre ; il parle, il rêve, il reprend la parole ; le maître de la maison s’ennuie, et demeure étonné.”

Ce titre, c’est un symbole. Navy Gangs insiste sur les really, le mot revient avec force de nombreuses fois. Cette hyperbole constante frôle le reproche. Elle frôle l’exagération, elle frôle l’auto-persuasion. Il n’aime pas ce qu’elle a fait de l’appartement où ils vivaient.

Navy Gangs, c’est l’hyperbole du spleen, le spleen de Brooklyn après celui de Paris. L’album est post-nineties en ce sens qu’il apporte quelque chose de véritablement nouveau à la scène de l’époque. Poach est sur le fil, et ce fil, c’est celui de l’amitié, celui de l’amour et de la vie. Navy Gangs parvient à peindre le tableau des sentiments sans jamais être grandiloquent. C’est un véritable tour de passe.

(mp3) Navy Gangs – Housekeeping


TracklistPoach (LP, Modern Sky USA, 2018)
1. 1Alone
2. Dark Days
3. Elf City Music
4. Project 26
5. Vampire
6. Set Alarm
7. Wide Awake
8. Awkward Exchange
9. Just Kidding Not
10. True Defensive
11. 91 Days
12. Carrot Tops
13. Diorama

14. Housekeeping


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